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Power of Happiness a interviewé le Docteur Pierre Grandgenèvre, Psychiatre au CHU de Lille pour parler de la prévention du suicide.
Parler du suicide en France est encore un sujet tabou où les sentiments de honte et de faiblesse prédominent. Ce geste de désespoir est la résultante d’une profonde souffrance psychologique. A cela, s’associe une incompréhension de la famille endeuillée qui tente d’en comprendre “la” cause et qui, bien souvent, laisse place à des questions sans réponses et à de la culpabilité.
En réalité, le sujet est bien plus complexe et le passage à l’acte ne se résume pas à une unique cause. Les indices de ce mal-être sont disséminés dans différentes sphères de vie et de ce fait, sont extrêmement difficiles à repérer pour l’entourage.
Heureusement, la parole commence à se libérer et le dialogue se rouvre avec la chanson “L’enfer” de Stromae. Ne pas rester seul et parler de ses idées suicidaires sont essentiels pour diminuer la souffrance psychologique.
POH s’est penché sur le sujet de la prévention du suicide et a interviewé le Docteur Pierre Grandgenèvre, Psychiatre au CHU de Lille, formateur et préventeur du suicide auprès des répondants du 3114..
Bonjour Docteur
Dr G : « Bonjour Loïc, Bonjour à toutes et à tous, »
Avant de rentrer dans le vif du sujet, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Dr G : « Oui bien-sur, alors je suis le docteur Pierre Grandgenèvre, je suis psychiatre au CHU de Lille, et je partage mon activité entre une activité clinique qui est la prise en charge de personnes qui ont fait une tentative de suicide et une activité de formation où je participe au pôle national de coordination du 3114 et plus spécifiquement de la formation des personnes qui répondent au téléphone. »
Pouvez-vous nous expliquer à nos lecteurs ce que sont les idées suicidaires et comment elles se manifestent ?
Dr G : « Les idées suicidaires, pour le prendre de façon très schématique, c’est vraiment la résultante d’une souffrance psychologique qui devient intense. En fait, elles se manifestent quand cette souffrance elle devient insupportable et puis qu’on n’arrive pas à mettre en place d’autres solutions que le suicide pour diminuer cette souffrance. »
J’ai sentiment que parler du suicide est en tabou en France. La chanson de Stromae “Enfer” a semble-t-il rouvert le dialogue. En quoi il est important pour vous de parler du suicide sur le média POH ?
Dr G : « Alors c’est extrêmement important et je vous remercie de me laisser cette opportunité parce qu’effectivement le suicide aujourd’hui est encore trop trop tabou en France et ce tabou empêche finalement de libérer la parole pour des personnes qui sont en souffrance. La chanson de Stromae est vraiment la porte ouverte pour accéder à cette possibilité de mettre des mots et des bons mots sur le suicide.
Pourquoi c’est important ce témoignage ? Parce que Stromae c’est quelqu’un qui est connu partout, qui a une aura assez importante, qui parle finalement à tous les âges, et peut-être même plus particulièrement aux jeunes, et quand on entend parler Stromae qui dit des mots quand même très très forts : il parle de culpabilité, il parle de honte, il parle d’être seul avec des idées suicidaires et en même temps, le fait d’en parler, et par sa présence, il prouve aussi que c’est possible de s’en sortir. Et donc effectivement, parler du suicide à travers les médias ça peut être une bonne opportunité pour accéder à de la prévention, accéder aux soins et ne pas rester enfermé avec cette souffrance qui, comme je le disais tout à l’heure, peut être insupportable. »
Est-ce que vous pouvez nous parler du 3114, le numéro confidentiel et gratuit ?
Dr G : « Alors le 3114 c’est un numéro qui est ouvert en France depuis le 1er octobre de l’année dernière. C’est un numéro qui est ouvert 24h sur 24, 7jours sur 7, pour tous. Quand je dis pour tous, c’est aussi bien pour les personnes en souffrance que pour l’entourage de ces personnes qui peuvent se trouver parfois démunies face à un de leur proche qui ne va pas bien. Ce numéro utile concerne la souffrance psychologique qui va de “je ne vais pas bien” à “je ne me sens pas bien”, “j’ai un mal-être psychologique”, à “j’ai des idées suicidaires” ou “j’ai envisagé le fait de me suicider pour diminuer cette souffrance. Du coup, il permet [ndlr : le 3114] de mettre des mots avec un professionnel de santé qui est formé à la réponse téléphonique, ça permet également de soulager sa souffrance, d’envisager des solutions, d’être apaisé par rapport à ce qu’on est en train de traverser et c’est vraiment cette idée de “je ressens peut-être quelque chose qui est en moi, je n’arrive pas à en parler, j’en ai parlé à personne” et là le téléphone me permet d’accéder à cette possibilité. »
Comment sont formés les répondants du 3114 et quels sont leurs rôles ?
Dr G : « Les répondants sont des professionnels de santé qui sont formés à différents champs : le premier c’est bien évidemment l’écoute téléphonique, c’est à dire être capable d’établir un lien fort avec la personne qui appelle, prendre le temps de le connaître, de savoir quel est son mode de vie, quelles sont ses habitudes, quel est son quotidien, et puis en fonction de ce discours là, d’être capable d’évaluer la situation, de faire une évaluation clinique de la situation et aussi une intervention.
Une intervention ça veut dire être capable de réfléchir avec la personne quels sont les moyens, les solutions pour encore une fois, diminuer cette souffrance. Au-delà de ça, il est possible que les répondants, avec leur formation, soient capables d’orienter cette personne vers une structure de soin mais aussi une autre structure comme par exemple du médico-social, de l’associatif, en fonction des besoins. Donc c’est vraiment une réponse qui est personnalisée en fonction de l’appelant. »
En quoi il est si difficile de déceler un passage à l’acte et quels sont les signes avant coureur s’il en existe ?
Dr G : « Alors, c’est une question assez compliquée mais il y a 2 grands champs qui peuvent expliquer qu’il est difficile de parler de sa souffrance et de ses idées suicidaires.
Le premier, on en parlait déjà tout à l’heure, c’est cette question du tabou. Aujourd’hui en France, avoir des idées suicidaires c’est encore très relié avec le sentiment de honte, de faiblesse, de culpabilité, de “je ne suis pas assez fort pour m’en sortir tout seul” ou des idées comme “en quoi en parler ça règlerait mes problèmes ?”, “je ne sais pas à qui en parler”,…, et donc toutes ces choses là sont vraiment des freins à l’appel à l’aide et au fait de mettre des mots sur ce qu’on ressent.
Autre chose aussi qui est importante, c’est que quand on ne va pas bien, et bien on ne va pas bien qu’uniquement dans une seule sphère de sa vie : on ne peut pas aller bien à l’école, dans son milieu professionnel, dans son club de sport, dans sa famille, avec ses amis et donc ce qui fait que si les signes sont présents, ils peuvent être dispersés un peu partout. Et c’est pour ça que même si ces signes existent, ils peuvent être très difficiles à repérer.
Vous posiez la question sur quels sont ces signes, et bien là c’est pareil, ils se manifestent dans différentes sphères. Il y a déjà toute la sphère du verbal (ce qu’on va pouvoir dire), des personnes qui disent “je n’en peux plus”, “j’en ai marre de vivre”, “je ne vois plus d’autres solutions” et bien ces mots là sont des signes d’alerte qui nous mettent un peu la puce à l’oreille en disant cette personne ne va pas bien. Mais c’est ce qui est moins fréquent car les gens ont du mal à mettre des mots sur ce qu’ils ressentent ou à cause du tabou ne mettent pas des mots. Alors parfois ça se manifeste soit par les émotions soit par le comportement. Et là les émotions, on va avoir des gens qui vont montrer une tristesse plus importante que d’habitude, vont être plus irritables, se mettre plus facilement en colère et donc toutes ces émotions ça peut être des petits signes à repérer. Et puis il y a le comportement : ce sont des personnes qui vont s’isoler, qui vont se replier, qui vont arrêter leurs activités extra-scolaires ou extra-professionnelle, ne plus aller à son club de sport, ne plus sortir avec ses amis en trouvant des excuses, ça peut être également avoir des comportements qu’on qualifie à risque, c’est à dire augmenter ses consommations d’alcool ou d’autres produits, ça peut être des signes du quotidien comme avoir une baisse de ses résultats scolaires ou ses résultats à ses examens parce qu’on n’arrive plus à se concentrer.
Tous ces signes, comme je vous le disais, peuvent être disséminés dans différents milieux. »
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’on appelle « la descente aux enfers » ?
Dr G : « La descente aux enfers c’est vraiment cette idée qui conceptualise la crise suicidaire, c’est à dire qu’en fait, le suicide est multifactoriel, il est multicausal, c’est une accumulation de facteurs de stress dont je vous parlais tout à l’heure qui vont faire un peu comme l’image du vase qui se remplit, un vase qui se remplit petit à petit en fonction des évènements de vie qu’on va rencontrer et puis à un moment il y a le vase qui déborde : la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Par exemple, une séparation, un deuil, une rupture, un problème financier et donc ce qui est important c’est de ne pas résumer le suicide à cette cause unique parce qu’on ne se suicide pas parce qu’on vient de se séparer, on se suicide parce que notre vase est plein et que la séparation est un facteur qui fait déborder le vase. »
Est ce qu’on a des solutions pour faire diminuer cette pression ou augmenter la taille de notre vase ?
Dr G : « Alors bien évidemment, et c’est là tout le rôle des professionnels de santé, c’est de trouver des moyens de faire diminuer ce vase, de prévenir cette goutte d’eau et pour ça, il y a multiples solutions, il y a même une infinité de solutions.
La première et celle qui est, sans doute la plus importante, c’est d’un moment de réussir à en parler, de mettre des mots là dessus, et le poids des mots est bien plus important que ce qu’on peut imaginer. C’est à dire que mettre des mots sur ce qu’on ressent au niveau de son corps, au niveau de ses émotions, c’est la première étape qui permet le soulagement. Et les professionnels de santé en fonction justement de ces mots et de ce qu’ils vont pouvoir repérer, leur rôle eux va d’être de trouver tout de ce qui va pouvoir servir pour faire diminuer ce qu’il y a dans le vase.
Et là encore une fois, des exemples, il y a une infinité de possibilité, ça peut être rencontrer une assistante sociale qui vous aidera pour des papiers qu’on n’arrive pas à remplir, ça peut être prendre parfois un médicament (mais pas forcément) qui va pouvoir nous permettre de diminuer un peu nos angoisses, ca va être de parler avec un professionnel des choses que l’on rencontre dans la vie et ca c’est vraiment un message extrêmement positif de dire qu’il y a toujours une solution. »
On entends souvent du côté des familles endeuillées un sentiment de culpabilité, quelles solutions existent pour les aider et quelles actions mettre en place pour les aider ?
Dr G : « Il y a 2 points dans ce que vous me dites. Effectivement, les familles d’endeuillés où l’on sait que la souffrance est insupportable, que le sentiment de culpabilité est très fort parce qu’on se dit “et si j’avais vu”, “et si j’avais pu repérer”, or comme je le disais tout à l’heure c’est signe avant-coureur ils peuvent être extrêmement dispersés et difficiles à repérer.
Pour ces familles d’endeuillés, il existe des soins et le 3114 peut aussi les aider à s’orienter vers des structures, des associations ou des professionnels qui sont spécialisés dans l’accompagnement d’endeuillés par suicide. Mais effectivement la souffrance qui accompagne la perte d’une personne est vraiment extrêmement lourde.
Et ensuite, il y a “comment prévenir ?”, encore une fois, une chose très simple c’est d’être là, d’être présent, de permettre de mettre des mots, poser des questions très simples comme : “je sens que tu ne vas pas bien en ce moment, est ce que tu veux en parler ?”, “tu sais que tu peux m’en parler” et “tu sais que tu peux m’en parler” ça veut dire aussi que tu sais que moi, une fois que j’aurais écouté, je pourrais t’accompagner vers quelqu’un. Et ça par exemple, accompagner un ami ou quelqu’un de sa famille à appeler le 3114 c’est possible. “Aller je sens que toi tu vas peut-être pas y arriver là maintenant, et bien on va l’appeler à deux, on va prendre notre téléphone et on va les appeler et on va voir ce qu’ils proposent”.
Ce qu’il y a aussi d’important, c’est de rationaliser l’accès aux soins, en règle générale lorsque l’on tombe de haut et qu’on se casse une jambe, on ne se demande pas si on va aller voir son chirurgien ou aller aux urgence pour se faire opérer de la jambe et se mettre une platre. Et bien pour la souffrance psychologique c’est pareil, quand on souffre énormément, il n’y a pas de raison de ne pas aller voir un professionnel de santé pour « se mettre un plâtre » pour se réparer de ces pensées négatives. »
Quelle est la différence avec les autres lignes par rapport au 3114 ?
Dr G : « Le 3114 c’est une ligne qui est tenue par des professionnels de santé dont c’est le métier, et par rapport à la plupart des autres lignes, ils ne sont pas seulement sur de l’écoute. Ils sont formés aussi à évaluer l’urgence suicidaire et à intervenir s’il y a besoin. Intervenir ça veut dire “vider le vase”, trouver des solutions pour vider le vase et s’il le faut : orienter. Et c’est aussi pour ca que le 3114 est intéressant c’est que ce n’est pas un numéro unique, c’est un numéro qui marche dans un réseau et l’orientation peut se faire avec les partenaires qui sont identifiés comme par exemple pour les jeunes : les maisons des ados, les centres médicaux psychologiques, les médecins généralistes, parfois les urgences, les associations qui sont en présentiel mais aussi des associations d’aide et d’écoute, et bien le 3114 joue comme un potentialisateur de tous ces acteurs sur le terrain, qui sont formidables, qui jouent un rôle vraiment hyper important et les répondants du 3114 connaissent ce réseau et donc accompagnent la personne qui appelle vers ces autres structures. »
Le 3114 a été créé le 1er octobre 2021. Comment mesurez-vous le service rendu aux appelants, avez-vous une idée du nombre d’appels ?
Dr G : « Les chiffres qu’on a aujourd’hui c’est environ 65 000 appels depuis le 1er octobre et en terme de service rendu, j’ai envie de dire que chaque appel est potentiellement une vie sauvée, chaque appel est en tout cas une réponse apportée à une souffrance et on a en tête de très très belles histoires de gens qui se sentaient en souffrance extrême qui se sentaient parfois même sans solution et qui après l’appel ont réussi à mobiliser leur entourage, à mobiliser le réseau, à accéder à des soins et on a des dizaines de messages de remerciements pour ces professionnels qui répondent en ligne par rapport à leurs actions.
C’est vraiment pour nous encore une fois, une porte ouverte à l’accès aux soins, peut-être pour des personnes qui n’arriveraient pas à prendre rendez-vous avec un psychiatre, prendre rendez-vous avec un psychologue, à en parler à leur médecin généraliste et bien le fait de passer par ce média de la ligne téléphonique c’est un point supplémentaire pour la prévention du suicide en France. »
Quel message d’espoir voulez-faire passer aux jeunes qui auraient des idées suicidaires ?
Dr G : « Pour moi, en tant que psychiatre préventeur du suicide, le message d’optimisme il est simple : il y a toujours, toujours une autre solution que le suicide pour diminuer sa souffrance. Et c’est vraiment la base des échanges qu’on a avec ces jeunes, ces adolescents et adultes qui sont en souffrance, c’est dire que passer par des mots, libérer la parole, se dire que ce n’est pas une fatalité, le suicide n’est pas une fatalité, ce sont des mots extrêmement importants et le message d’espoir est dans ce cas évident.
Pour cela, il ne faut pas rester seul, il ne faut pas rester seul avec ses idées, il ne faut pas rester seul avec cette souffrance, je reprends les mots de Stromae : il disait qu’il se sentait « seul entouré de gens », et donc parfois oui on peut se sentir seul et c’est pas forcément isolé seul dans son appartement, c’est seul parmi ses proches, parmi ses amis mais ne pas réussir à mettre des mots et bien le 3114, un ami, un professeur, son prof de sport, toutes ces personnes là peuvent être des premiers relais pour mettre des mots sur sa souffrance. »
Pour aller plus loin et comprendre le rôle ô combien important des répondants du 3114, je vous invite à consulter le reportage de BRUT dans un centre d’appel à Lille
Pour davantage d’informations sur la prévention du suicide : https://3114.fr/